Le projet éducatif

Ce volet illustre la différenciation pédagogique qui s’avère particulièrement adaptée à la diversité des modes d’apprentissage des élèves. Il est également question de la personnalisation des apprentissages, qui se distingue de l’apprentissage individuel exclusivement centré sur les élèves en difficulté. Il s’agit d’évoquer l’école en plein air et son ancrage sur la communauté (lien social et lien éducatif) ainsi que la question de la temporalité de l’évaluation et de ses pratiques innovantes.

QUELQUES FAITS HISTORIQUES

Historiquement, l’école contemporaine est l’héritière d’au moins trois « modes » ou « méthodes » d’enseignement.

Il est d’usage d’évoquer le mode d’enseignement individuel qui se réduit à faire venir chaque élève l’un après l’autre vers le maître pour réciter, lire ou vérifier un exercice. Cette approche qui consiste à s’occuper successivement de chaque élève demeure inefficace si l’enseignant·e ne sait pas occuper les autres élèves à qui elle ou il n’enseigne pas.

Le mode simultané, initié par Jean-Baptiste de La Salle (1651-1718) et pratiqué par les Frères des écoles chrétiennes : il s’agit d’une méthode, écrit Jouan (2015), « consistant à diviser l’assistance en différentes classes selon l’âge et le niveau de connaissances, les élèves de chaque classe progressant simultanément. On a affaire à une véritable méthode, qualifiée de simultanée parce que les élèves font tous la même chose en même temps, sous l’autorité du maître » (p. 66).

Le mode mutuel – qui a pris de l’importance en raison de sa méthode qui se veut plus économique (instruire le plus grand nombre d’élèves au meilleur coût) – dont les caractéristiques sont les suivantes : un seul maître sur une estrade pouvant instruire un grand nombre d’élèves (qui a pu se situer autour de 250 élèves), un grand espace pouvant contenir tous les élèves, un système de moniteurs choisis par le maître parmi les élèves les plus avancés, un souci de l’ordre, un usage d’ardoises et de tableaux, un enseignement simultané de la lecture et de l’écriture, une organisation rigoureuse rythmée par des signes et des transmissions d’ordre soigneusement réglés (coup de sifflet, voix, sonnette, gestes).

Contrairement au mode simultané, le maître n’est pas le seul agent d’enseignement, les élèves s’enseignent mutuellement. Les élèves les plus avancés instruisent leurs pairs sous la conduite de l’enseignant·e.

Ce rappel historique permet de mettre en évidence trois méthodes qui ont influencé la forme scolaire et les pratiques pédagogiques. Mais de quelle méthode d’enseignement est-il question dans une classe à degrés multiples constituée d’élèves de niveaux très hétérogènes ? C’est précisément à la pédagogie différenciée que nous allons nous intéresser dans les sections suivantes, en vue d’éclaircir ce propos.

LA DIFFÉRENCIATION PÉDAGOGIQUE

Les classes à degrés multiples amènent le personnel enseignant à composer de manière positive avec la grande hétérogénéité de la classe. C’est à ce titre qu’il va réorganiser les contenus d’enseignement, mettre en œuvre des modes de regroupements multiples, se centrer sur l’identification des besoins réels des élèves, besoins en matière d’apprentissage, où il s’agit de réfléchir à l’organisation du travail scolaire en autonomie, de différencier et privilégier une pédagogie du projet pluridisciplinaire. Autrement dit, plus l’hétérogénéité est forte, plus l’enseignant·e est contraint·e de se distancier du modèle pédagogique de la classe homogène, du mode d’enseignement simultané, ainsi que du « paradigme de la classe à un seul cours », selon l’expression de Jouan (2015, p. 141). Toutefois, la classe hétérogène n’est pas seulement une réalité des classes à degrés multiples, elle l’est également dans une classe primaire à un seul degré, en raison des niveaux pouvant varier chez les élèves. C’est un fait auquel on ne peut se soustraire, d’où l’intérêt de s’intéresser aux pratiques du personnel enseignant agissant dans des classes à forte hétérogénéité.

Notre étude (Pasche Gossin, 2019) indique que les choix des formes d’organisation de l’enseignement ont des effets bénéfiques sur les apprentissages des élèves qui se voient proposer des outils plus personnalisés pour progresser et des formes de travail (en autonomie, en petits groupes, en collectif) davantage basées sur l’entraide et le tutorat. Autrement dit, le personnel enseignant conçoit l’organisation des classes à degrés multiples selon le paradigme pédagogique de l’hétérogénéité et selon des paramètres spécifiques (personnalisation des apprentissages, démarche de tutorat, adaptée à l’acte d’apprentissage et d’encadrement des élèves).

Dans ces classes, il est tout simplement impossible d’échapper à ce que l’on nomme la différenciation pédagogique : celle-ci s’impose en raison de la diversité des élèves, elle devient une nécessité pour les faire progresser. Cela constitue même une obligation de ne pas faire faire continuellement la même chose en même temps à l’ensemble des élèves. Les élèves sont donc placés dans des situations d’apprentissage différentes dans un même temps, ce qui exige, de la part de l’enseignant·e, de faire montre d’une organisation spécifique sous forme d’ateliers, de proposer des travaux de groupes coopératifs, d’organiser le travail individualisé.

Le personnel enseignant s’engage ainsi dans un processus de « personnalisation des apprentissages» au sens de Connac (2012). La personnalisation des apprentissages correspond, selon cet auteur, « à prendre en considération les caractéristiques de chaque personne en évitant de fonctionner sur le mode de la fragmentation des supports et des savoirs» (p. 17). La classe à degrés multiples est une organisation pédagogique qui reconnaît, à la fois, le particulier de chaque élève, tout en considérant le caractère social du savoir. En ressort un enseignement personnalisé et différencié qui prend véritablement en compte la diversité des élèves. Ce type d’organisation pédagogique explique probablement l’impact positif sur les performances des élèves, lesquelles semblent particulièrement significatives dans ces classes, étant donné que chacun·e a la possibilité de progresser à son rythme, et ce, dans des domaines disciplinaires spécifiques. Ceci rejoint les travaux de recherche de Leroy-Audoin et Suchaut (2007) qui relèvent que la grande hétérogénéité serait un atout quant aux performances scolaires des élèves.

 

 

 

 

L’ÉCOLE EN PLEIN AIR

L’espace dédié à l’enseignement-apprentissage ne se limite pas à l’école. Le personnel enseignant investit d’autres lieux au sein et hors du périmètre de l’école, pour enseigner les disciplines et faire apprendre. L’environnement dans lequel se situent ces petites écoles a une influence sur la façon d’organiser et de structurer l’enseignement.

La proximité avec la nature incite le personnel enseignant à organiser régulièrement des sorties et des activités en plein air. Lors de ces moments d’enseignement hors des murs de la salle de classe, les élèves sont amenés à agir de manière curieuse et respectueuse face à l’environnement, à découvrir un mode de vie durable, à tisser des liens réels avec les métiers de la terre et les gens du village. Ainsi, en s’ouvrant sur l’environnement extérieur, l’école développe des activités différenciées favorables aux apprentissages (expériences vécues, observation du milieu, etc.) et aux besoins des élèves (mouvement, compétences sociales, etc.). Ceci a, sans nul doute, également une incidence bénéfique sur la vie sociale au sein des villages.

LA TEMPORALITÉ LONGUE DE L’ÉVALUATION ET SES CARACTÉRISTIQUES

L’évaluation en classe est une activité consistant à observer, à réguler et à apprécier les activités d’apprentissage des élèves, ainsi qu’à interpréter la progression du travail en continu en fonction de critères clairs et précis. Il n’est pas possible d’évaluer sans disposer d’objectifs, sans connaître les attentes fondamentales et sans établir des critères. Il est par contre possible d’évaluer les activités d’apprentissage des élèves en permanence sans noter ou recourir à des instruments et échelles de mesure de façon systématique. L’activité évaluative est liée aux activités d’enseignement et d’apprentissage. En somme, ces trois activités sont indissociables, elles rejoignent en ce sens les propos  de Jeffrey (2013) : « l’évaluation doit servir l’enseignement et ce qui est enseigné doit être évaluable pour connaître les acquis des élèves » (p. 18).

Dans une classe à degrés multiples, il ressort de notre étude (Pasche Gossin, 2019) une temporalité longue de l’évaluation dont les trois caractéristiques sont les suivantes :

Une évaluation continue et souple.

Il y a quand même pas mal de choses qu’on évalue de façon continue. On les prend à part et puis on regarde vraiment de près (enseignant, 4,5,6 H). »

Une évaluation individualisée et au service de la progression des apprentissages.

Je pense que les élèves ont plus de chances de réussite que dans une classe unique à 24 élèves où ils font tous la même chose. Ici, la chance c’est qu’on a peu d’élèves par degré, donc on voit, on cible les difficultés qu’ils ont, on prépare une activité par rapport aux difficultés qu’ils ont rencontrées (enseignant, 4,5,6  H). »

Une évaluation diversifiée.

Alors pour les évaluations, ils ont le bulletin de fin de semestre et c’est seulement en français et en maths. Il y a une part d’évaluation dans le « Que d’histoire » pour le français. À chaque fois qu’on finit un album, il y a deux évaluations qui sont proposées et puis je le fais aussi pour les parents, pour qu’ils aient un suivi. Sinon pour le français et les maths, j’ai d’autres évaluations qu’une collègue avait faites avec une grille d’observation et des feuilles d’évaluation. Donc je me sers de ça, mais je n’en ai pas encore beaucoup fait. Ça sera plutôt pour janvier. Autrement, j’ai beaucoup l’occasion de les voir individuellement pour les évaluer même si ce n’est pas noté (enseignante, 1,2,3  P). »

L’évaluation se réalise de façon souple, au cours de plusieurs années, sans rupture liée au cloisonnement des degrés scolaires. Cette temporalité longue semble avoir un effet bénéfique sur le personnel enseignant, dans la mesure où l’on constate moins de contraintes et de pression. Ceci peut s’expliquer en raison du temps que les élèves passent dans une classe, à savoir un minimum de trois ans. L’évaluation des apprentissages n’est donc pas annexée à une année scolaire, d’où la possibilité de réduire le nombre d’évaluations et de réguler les apprentissages sans se sentir oppressé par la force de l’impératif d’une temporalité restreinte.

La mise en évidence de l’évaluation différenciée constitue un intérêt majeur, dans la mesure où elle offre l’avantage d'une réelle prise en compte des niveaux des élèves. Il est probable que cette forme d’évaluation atténue aussi la perception négative que les élèves pourraient porter à leurs tâches.