1. Comment lever les obstacles à l’évaluation pour toutes et tous ?
L’évaluation différenciée est considérée comme la prise en compte des différences individuelles et des besoins des élèves dans l’acte évaluatif. Elle invite à concevoir cet acte comme faisant partie intégrante du processus d’apprentissage et propose d’y appliquer les principes inhérents à la pédagogie différenciée. La flexibilité et la diversité des pratiques sont ainsi appliquées aux tâches évaluatives, comme à toute situation d’enseignement-apprentissage. Cette approche est à envisager comme une réponse à la gestion de l’hétérogénéité des publics scolaires, par une reconnaissance des différences et une valorisation de la diversité. Un enseignement différencié, fondé sur des approches flexibles, est proposé à toutes et tous les élèves, et constitue ainsi la première démarche avant que ne soient progressivement déployées des mesures individuelles plus intenses pour les élèves qui ont des besoins éducatifs particuliers.
Différencier pour répondre à la diversité
L’évaluation différenciée sera traitée ici comme une composante de la différenciation pédagogique. Prud’homme et Bergeron (2012) invitent à considérer cette dernière comme « une façon de penser l’enseignement selon laquelle l’enseignant∙e conçoit des situations suffisamment flexibles pour permettre à tous les élèves de progresser, tout en stimulant la création d’une communauté d’apprentissage où la diversité est reconnue, exploitée et valorisée dans un climat d’interdépendance et d’intercompréhension » (p.12).
La pédagogie différenciée s’inscrit dans une finalité plus large d’éducation inclusive, « approche holistique de l’accueil des élèves » (Gremion, 2021, p.144). Cette finalité, portée par les traités internationaux (Unesco, 2016), sous-tend un système scolaire capable de s’adapter aux besoins des élèves, contrairement au paradigme de l’intégration préconisant des mesures de « compensation » permettant à l’élève de s’adapter à la norme. Selon Gremion (2022), la différenciation est « une alternative réaliste, efficace, éthique et responsable comme adaptation de l’institution scolaire en réponse à la diversité et aux besoins des élèves » (p.22). Cette pratique doit se généraliser afin de répondre au droit de chaque élève à un accès et une pleine participation à la vie scolaire et sociale, indépendamment de ses différences individuelles.
Le principe sous-jacent à un traitement différent, y compris dans l’évaluation, est celui d’équité, ou de « juste inégalité de fait » (Poutoux et al., 2014, p.7). C’est donc bien à la notion de justice qu’il est ici fait référence, à ce principe éthique de reconnaissance que les élèves ne sont pas égaux devant l’apprentissage et que l’école ne peut être « indifférente aux différences » (Bourdieu, 1966). Différencier l’évaluation n’est donc pas distinguer ou discriminer, mais reconnaître l’élève à travers sa situation et son potentiel. Il s’agit de prendre en compte les besoins et caractéristiques individuels de chacun∙e dans un acte évaluatif basé sur des objectifs d’apprentissage communs.
Différentes voies ou démarches peuvent être proposées aux élèves afin de les aider à atteindre les objectifs fixés ainsi que de permettre à l’enseignant∙e de vérifier la progression de chacun∙e et d’obtenir les informations utiles pour guider son enseignement. L’évaluation différenciée consiste à proposer aux élèves des tâches évaluatives suffisamment flexibles, tout en restant en cohérence avec les apprentissages évalués et les objectifs communs poursuivis, les principes de flexibilité inhérents à la différenciation pédagogique étant également valables lorsqu’il s’agit de démarches évaluatives.
Une mobilisation progressive des mesures
En Suisse, les différentes directives cantonales et intercantonales sont, entre autres, basées sur les recherches et recommandations du Centre suisse de pédagogie spécialisée, ou de recherches plus globales sur l’éducation inclusive. Ce sont en effet les réflexions sur la gestion de l’hétérogénéité du public scolaire qui ont poussé plusieurs cantons, par le biais de leur département de l’éducation, à publier des documents pratiques à destination du corps enseignant. L’évaluation différenciée est ainsi considérée comme une composante de la différenciation pédagogique au service du plus grand nombre d’élèves, avant que ne soient déclinées des mesures plus individuelles. Dans notre pays, l’évaluation différenciée s’inscrit dans la différenciation pédagogique qui, « par des voies différentes, si nécessaire, permet à chaque apprenant d’atteindre la maîtrise d’un ensemble de compétences fixées par le législateur » (Kahn, 2010, citée par CSPS, 2021, p.9).
La différenciation pédagogique ne signifie donc en aucun cas un traitement différencié des élèves en termes d’attentes et d’objectifs, mais bien une façon d’envisager l’acte enseignant et la conception de situations d’enseignement-apprentissage flexibles, afin de rendre les savoirs accessibles et de permettre à chaque élève de progresser selon ses propres « itinéraires d’appropriation » (Przesmycki, 2008). Si le cadre est souple et les apprentissages diversifiés, elle s’opère néanmoins dans une démarche collective d’enseignement et prend place dans le quotidien de la classe. Dans une idée de considérer les différences individuelles, les divers soutiens sont proposés selon une mobilisation progressive, de la mesure la plus « légère » ou « universelle » à la plus conséquente. Le Centre suisse de pédagogie spécialisée propose notamment un continuum de pratiques d’individualisation de l’enseignement.

La pédagogie différenciée s’inscrit dans cette première catégorie des pratiques soutenant les manifestations de la diversité des élèves. Elle est « une porte d’entrée efficace pour assurer des pratiques d’enseignement qui demeurent nécessaires pour répondre aux besoins éducatifs particuliers des élèves en situation de handicap » (Paré & Prud’homme, 2014, p.32). Suivant cette gradation, des aménagements plus substantiels ou des pratiques davantage ciblées et intensives peuvent effectivement être ensuite proposés à l’élève entravé·e dans ses apprentissages par une déficience ou un trouble. Celui-ci est alors fréquemment appelé « élève à besoins éducatifs particuliers ». Ces besoins spécifiques, clairement identifiés, et pour autant qu’ils entravent l’élève dans ses apprentissages, doivent pouvoir être considérés par le système, au nom du droit à la non-discrimination et à la réduction des inégalités (Meier-Popa & Ayer, 2020). De nombreux aménagements sont proposés à l’élève, y compris lors de l’évaluation de ses compétences. Ils peuvent modifier les modalités de l’évaluation, mais ne peuvent par contre pas conduire à modifier les objectifs à évaluer.
Concrètement, les aménagements sont reconnus comme « un service ou un type de soutien particulier offert à un élève dans le but de l’aider à accéder pleinement aux notions et à l’enseignement de ces notions » (Nolet & McLaughlin, 2005, p.84, cités par CSPS, 2021, p.13). Ces aménagements, ou « compensation des désavantages », sont inscrits dans les traités internationaux et nationaux consacrés au handicap et à la non-discrimination. Les personnes vivant avec un handicap y ont droit, en vertu de ce dernier principe (CSPS, 2021, p.10-11). Ce droit s’exerce également lors de l’évaluation de l’apprentissage. Comme le relèvent Poutoux et son équipe (2014), « exiger d’un∙e de ses élèves à besoins éducatifs particuliers qu’il satisfasse aux mêmes évaluations que les autres, c’est le condamner à échouer » (p.7). Les aménagements sont donc proposés à l’élève ayant des besoins particuliers, afin de lui permettre de démontrer l’état de ses connaissances, sans qu’elle ou il soit pénalisé par son trouble ou sa déficience. Comme pour la première catégorie, les critères et exigences de l’évaluation sont communs à toutes et tous les élèves et s’appuient sur le programme de formation. La quantité de matières à apprendre et le barème ne sont aucunement modifiés. Cependant, le niveau de guidage de l’enseignant∙e peut être plus marqué, l’élève peut éventuellement avoir recours à certains outils « médiateurs » (références, aide-mémoire, etc.), la forme orale de l’évaluation peut se substituer à la forme écrite.
Toujours selon une gradation des mesures, lorsque les besoins de l’élève sont plus grands et présentent une certaine durabilité, il peut, à certaines conditions, lui être proposé un programme de formation personnalisé. Celui-ci consiste en une adaptation des objectifs d’apprentissage, dans tout ou partie d’une discipline. Les résultats à l’évaluation sont ainsi relatifs au programme personnalisé de l’élève et c’est surtout sa progression qui est considérée. L’indication fournie par l’évaluation permet la comparaison davantage par rapport à l’élève lui-même qu’à la norme. Les critères d’évaluation sont ciblés, les exigences étant définies sur la base des besoins particuliers identifiés. Lorsque l’évaluation porte sur des objectifs personnalisés, on ne parle plus de différenciation, mais d’adaptations. Certain·e·s pédagogues considèrent toutefois l’évaluation différenciée de façon plus large. Ceux-ci emploient le terme « différenciation » sur l’ensemble du continuum, donc également lorsque les objectifs évalués sont adaptés, dans une discipline, pour les élèves dont le programme de formation est totalement ou en partie individualisé. Précisons que plus les pratiques d’évaluation seront diversifiées pour l’ensemble des élèves, plus celles proposées pour les élèves en grande difficulté seront acceptées et comprises.
Une différenciation multiple
Nous nous attacherons ici à définir l’évaluation différenciée comme une démarche permettant de rendre compte des apprentissages de l’ensemble des élèves, par la conception de tâches évaluatives variées et flexibles. Les situations d’enseignement, d’apprentissage et d’évaluation peuvent être différenciées de diverses manières. Quatre axes ou dispositifs sont fréquemment mentionnés (CSPS, 2021, p.10) : la différenciation : des contenus, des structures, des processus, des productions.
Rendre son enseignement accessible consiste, d’une part, à planifier et construire des séquences diversifiées et, d’autre part, à veiller à la variation de ces quatre aspects. Ceux-ci ne sont pas exclusifs, mais peuvent s’entrecroiser. Pour rendre compte des compétences et de la progression des élèves, il s’agira de proposer une évaluation suffisamment flexible, dans laquelle les dispositifs de différenciation (contenus, processus, structures et productions) sont variés, et ce, pour l’ensemble des élèves de la classe. Si l’évaluation différenciée peut s’articuler à travers les quatre axes décrits ci-dessus, les productions attendues (4e axe) permettent particulièrement de montrer le degré d’atteinte des objectifs. Il s’avère donc important de varier la manière dont l’élève « donne à voir » les apprentissages qu’il a réalisés et les réalisations concrètes qui permettent à son enseignant∙e de savoir ce qu’il a compris et ce qu’il est capable de faire.
Concevoir cette différenciation de l’acte évaluatif selon les principes de l’évaluation-soutien d’apprentissage (EsA) permet également à l’élève d’être activement engagé dans le processus. Par une rétroaction spécifique et ciblée, l’élève sait se situer dans ses apprentissages et est en mesure de progresser.
Rendre l’enseignement et l’évaluation accessibles à l’ensemble des élèves se concrétise pratiquement par la mise en oeuvre de la différenciation pédagogique suivante :

Les vignettes ci-dessous peuvent être considérées comme des études de cas fictives relatant la mise en pratique de la différenciation dans l’acte évaluatif.
Différenciation pédagogique
Émilie est titulaire d’une classe de 5e année. Comme ses collègues, elle enseigne à un public scolaire hétérogène. Les prérequis à l’apprentissage ne sont pas identiques chez toutes et tous les élèves, le rythme de travail est propre à chacun∙e, les attentes face à l’école sont encore une fois bien variées. Un trouble du langage écrit a été diagnostiqué chez Noé et Camille. Zoé présente un trouble du spectre de l’autisme avec déficience intellectuelle.
Lors de l’évaluation, les élèves peuvent choisir leur lieu de travail. À Nathan qui a de la peine à maintenir son attention sur une tâche, Émilie suggère une place loin des sources de distraction. Les consignes de l’évaluation sont inscrites pour toutes et tous avec une police de caractères adaptée pour Noé et Camille. L’enseignante accompagne systématiquement les consignes écrites d’explications orales ; elle le fait devant toute la classe. L’utilisation de moyens de référence est encouragée pour toutes et tous. Deux élèves ont choisi d’effectuer leur évaluation à l’ordinateur. Noé, Camille et Benoît vont restituer leurs réponses oralement à l’enseignante. Pour ce faire, ils peuvent choisir d’approcher l’enseignante au fur et à mesure des questions, ou alors profiter du temps qu’Émilie a prévu en fin de période. L’évaluation peut également être fractionnée et les élèves ont le choix du moment de passation. Hayden a ainsi décidé de poursuivre les activités inscrites sur son plan de travail et terminera son évaluation en fin de matinée. Sur proposition d’une élève, l’enseignante accepte que la restitution de la cinquième question prenne la forme d’un schéma. Émilie a également prévu une évaluation relativement courte pour l’ensemble des élèves, afin de limiter la surcharge cognitive. Alors que l’épreuve est prévue sur 30 à 35 minutes, un temps suffisant est octroyé à toutes et tous puisque chaque élève qui le souhaite peut disposer de 10 à 15 minutes supplémentaires. Aujourd’hui, c’est Jérémy, particulièrement fatigué, qui rend son évaluation en dernier.
Selon le principe de mobilisation progressive des mesures, la situation suivante permet d’exemplifier les aménagements proposés à deux élèves dont les besoins éducatifs sont plus conséquents.
Aménagements
Noé et Camille ont des besoins particuliers, du fait d’un trouble du langage écrit diagnostiqué par une spécialiste. Ce trouble les entrave durablement dans leurs apprentissages, c’est pourquoi Émilie leur propose des aménagements permettant de « compenser » les limitations occasionnées par ce handicap. Les aménagements ont été discutés avec eux, leurs parents et les spécialistes lors de plusieurs séances de réseau, et validés officiellement par la direction du cycle. Noé et Camille poursuivent les mêmes objectifs d’apprentissage que leurs camarades, mais peuvent par exemple effectuer leurs évaluations dans une salle annexe et utiliser un dictionnaire électronique. Émilie transmet les consignes oralement pour l’intégralité du groupe classe et est disponible pour chacun·e en cas de question quant à la compréhension des attentes.
Néanmoins, elle veille à les répéter à Noé et Camille, en passant quelques minutes à leurs côtés. Ces deux élèves emploient fréquemment le temps supplémentaire offert à toute la classe pour terminer leur évaluation. Parfois, Émilie fait « le scribe », ce qui permet à Noé et Camille d’être soulagés du graphisme et de l’orthographe. Dans les évaluations, ces deux compétences sont appréciées séparément. Les difficultés de Camille sont particulièrement gênantes en situation d’évaluation. Comme elle ne parvient pas toujours à démontrer ses compétences dans la tâche évaluative complète, Émilie prévoit pour elle une réduction du nombre d’items, limitant ainsi la surcharge cognitive. Cette diminution du nombre de questions impacte de manière équilibrée les différentes activités de l’évaluation, et ne modifie en rien les objectifs évalués.
Lorsqu’un élève est entravé durablement dans ses apprentissages, que ses besoins sont importants et spécifiques, des adaptations lui sont proposées. La situation suivante en est l’exemple :
Adaptations
Au sein de la classe, Zoé présente des difficultés importantes qui ne lui permettent pas de poursuivre les objectifs du plan d’études définis pour son groupe d’âge dans plusieurs disciplines. Elle a cumulé un retard significatif par rapport à ce référentiel. Ses difficultés sont grandes et nuisent beaucoup à sa capacité d’apprentissage et à son rôle d’apprenante. Avec l’accord de ses représentant·e·s légaux et validation formelle de la direction du collège, Zoé poursuit un programme individualisé.
Les objectifs d’apprentissage sont adaptés, afin qu’ils se situent dans sa zone proximale de développement. Émilie prévoit donc pour elle une évaluation très courte, portant sur des contenus différents, moins complexe que celle proposée à ses camarades.
Zoé effectue son évaluation en même temps que les autres élèves. Alors que ceux-ci démontrent leurs compétences en conjugaison, Zoé doit faire correspondre le verbe écrit à l’infinitif au dessin représentant l’action. Émilie l’incite à porter ses Pamirs (casque de protection de l’ouïe à coquilles, utilisé en Suisse) et veille à lui proposer les outils et aides nécessaires.
Pour le deuxième exercice, dans lequel il s’agit de trouver les mots correspondant aux images, Zoé emploie le logiciel de prédiction de mots. Souvent, elle a recours aux dictées vocales, y compris si les objectifs de l’évaluation portent sur le fonctionnement de la langue. Les résultats de l’évaluation correspondent aux objectifs d’apprentissage définis par son programme personnalisé.
La différenciation au service de la progression
La différenciation dans l’évaluation et la différenciation pédagogique ne s’inscrivent pas dans un courant pédagogique spécifique, mais se réclament de nombreuses approches et stratégies d’enseignement favorisant la progression de l’ensemble des élèves. C’est une réponse à la gestion de la diversité et des différences individuelles. La différenciation en milieu scolaire porte en elle un principe éthique, une reconnaissance et une valorisation de la différence, un accueil de toutes et tous les élèves et une volonté affirmée de mener chacune et chacun vers un apprentissage de qualité. En ce sens, l’évaluation différenciée poursuit les mêmes visées que l’évaluation-soutien d’apprentissage (EsA) : l’acquisition de compétences et la progression des élèves. Elle peut également se déployer de manière souple et informelle, dans toute activité d’enseignementapprentissage, le processus interprétatif s’intégrant dans le « quotidien » de la classe, avant de faire place aux ajustements et adaptations, à une régulation ciblée favorisant l’apprentissage.

Il s’agira notamment de préparer une modalité d’évaluation en se questionnant sur la longueur de la tâche et le temps à disposition des élèves. Pour autant que les objectifs ne soient pas modifiés, l’enseignant∙e a la possibilité, par exemple, de réduire le nombre d’items ou de tâches dans l’évaluation, pour l’ensemble des élèves. La réflexion préalable devra également porter sur la façon de présenter les consignes, les moyens et supports à disposition, les attendus dans la réponse. L’enseignant∙e doit considérer les potentiels obstacles relatifs à la maîtrise de la langue : la forme écrite de l’évaluation ne doit pas placer un·e élève en échec si l’objectif évalué ne lui est pas directement lié. L’enseignant∙e veille à soutenir la progression de chaque élève, et s’assure que les attentes fondamentales sont acquises par toutes et tous. L’évaluation différenciée ne peut en aucun cas être une évaluation « différenciatrice », renforçant les écarts de niveau entre les élèves.
